Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Pensée du moment

"Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde".
Mohandas Karamchand Gandhi
20 avril 2006 4 20 /04 /avril /2006 00:01
Je ne passe pas souvent te voir c’est vrai. Ca fait même un bail, on peut dire, que tu n’as pas vu ma pomme passer par chez toi. J’espère que tu comprends, au moins un peu, qu’il y a des choses, des gens, et des moments, qu’on met parfois de côté pour avancer dans la vie. On ne peut pas, on ne doit pas vivre dans les méandres des possibilités éconduites par le cours des événements, sans quoi on passe son temps à remonter l’horloge, mais sans jamais écouter son tic tac.

La dernière fois je suis resté silencieux. Trop de remous, trop de pensées négatives, une vie un peu à la dérive, situation difficile, je ne voulais pas que tu saches ça, que tu entendes à quel point je ne réussis pas ce que tu souhaiterais tant que je réussisse. Alors je me tais. C’est mieux comme ça.

Te souviens tu ? La dernière vraie discussion que nous avons eue remonte à 10 ans tout rond. C’était une journée un peu comme aujourd’hui, pas tout à fait belle mais annonciatrice de printemps, du froid qui plie bagage et nous fout la paix pour de bon, des bourgeons, des odeurs végétales qui aromatisent la saison. C’est con mais j’ai toujours aimé l’odeur de l’herbe coupée. Ca sent le bonheur, la fin des cours, les jeux de sociétés dans la cour, les jupes des filles qui raccourcissent.

Samedi midi. Poulet frites, bien mérité après une matinée passée à bûcher les maths et la thermo. Il y avait toi, ta douce, et moi. A table le sujet était assez comique, presque tragiquement d’ailleurs, puisque nous parlions de l’usage généralisé de la capote dans la jeunesse du moment, et oui, je me souviens aussi ton petit sourire malicieux quand je t’ai répondu, « oui, oui, pour les gâteries aussi… tu sais on n’a pas tout à fait le choix ». C’est que le sida n’épargne pas… et nous en savions malheureusement quelque chose. Mais nous en avons rit, comme nous le faisions pour beaucoup de sujets tragiques que nous avions vu d’un peu trop près ces 10 dernières années. Tu étais détendu, joyeux, même si usé par la maladie, cette joie paraissait un peu artificielle, arrachée par la morphine. Qu’importe me disais-je, un bon moment dans ce marasme est une petite victoire contre la vie pourrie de ces 4 dernières années. Hôpitaux, chimiothérapie, odeurs d’éther, docteurs dont on ne connaît pas le nom, professeurs qui viennent t'examiner, internes qu’on ne revoit jamais, examens à jeun, résultats incompréhensibles, urgences le samedi soir, perfusions, veines qui claquent, insomnies, crises de larmes, espoirs suite à un bon résultat, désillusions suite à un autre. Ca use aussi les proches, quoi qu’on en dise.

Tu sais j’ai adoré cette discussion et j’aimerais bien rigoler encore avec toi de ce genre de sujet. Je sais que je fais la gueule à chaque fois que je viens… mais je n’arrive tout simplement pas à te dire ce que j’ai sur le cœur…que tu me manques, que tu m’as appris énormément et que je ne l’utilise pas assez ; que cette solitude est envahissante, cette solitude de l’âme, celle qui te laisse dépourvu devant tous les choix de la vie quand les autres ont toujours une main sur l’épaule pour avancer. Tu m’as élevé seul, et maintenant je mesure le chemin accompli, la taille du défi que tu as su relever. Je n’aurais jamais réussi ça. C’était difficile mais tu m’as bien élevé, malgré mon parcours personnel un peu chaotique, mon personnage assez imparfait et des résultats pas forcément à la hauteur de tes espérances. C’est toi qui m’a fait ce que je suis, qui m’a appris la tendresse, le respect, le rire, la franchise, la réflexion. C’est toi, et la vie, qui ont fait de moi un homme. Je t’aime, et je crois que je ne te l’ai jamais dit. Je n’en ai pas eu le temps.

Pourtant à chaque fois je reste muet. Que dire dans cette situation ? Je m’essaie à te parler mais je doute beaucoup. Pour qui suis-je là ? Pour toi, ou pour moi ? Je me demande tout simplement si tu m’entends. Dans ce silence, dans cet univers minéral, derrière cette pierre, peux-tu encore m’entendre ?

Ce samedi là après manger je suis sorti acheter des clopes. Un petit tour en voiture, ta voiture d’ailleurs, 2 paquets de lucky light, le passage rituel à la pharmacie, et je revenais finir l’après-midi avec toi, pour rigoler, peut-être jouer un peu de gratte ensemble et puis aussi retourner bosser mes maths et ma thermo. Foutue thermo, et dire que j’avais pris l’option pour le plaisir.

Mais voilà les grands bouleversements de la vie s’opèrent toujours quand on ne s’y attend pas, et ce jour là, petit rayon de soleil au milieu de cette tempête que nous traversions depuis plusieurs années, j’avoue que c’était le dernier moment auquel j’aurais pensé que cela puisse arriver.

En revenant, c’était la panique. Les voisins, les cris ; le sang. Tu étais en train de partir. Où, j’avais du mal à comprendre, comment, pas plus, pourquoi à ce moment, pourquoi tout ce sang, pourquoi alors que nous étions si vulnérables, pourquoi pas dans nos pires moments, pourquoi pas sans nous, ailleurs, un autre jour. J’avais 19 ans à l’époque, et pas vraiment préparé à la chose. C’est débile, je sais, je doute qu’on puisse s’y préparer. Mon esprit était complètement arrêté devant ce spectacle, et seuls les réflexes ont su agir. Téléphone, 18, nom, adresse, problème, dégager le passage, évacuer tout le monde, crier s’il le faut.

C’est une personne bien versatile que nous croisâmes cet après midi là. De loin, imaginée œuvrant dans une chambre d’hôpital, sur un champ de bataille, elle paraît abstraite et mélancolique, noble et triste, parfois épique ou glorieuse ; de près, la mort est froide, mécanique, silencieuse. Elle t’a emmené, besogneuse, pressée. Bien concrète.

Quelques heures après, je me souviens commencer presque comme un robot la litanie des coups de fils, prévenir, prévenir, laisser des messages sur les répondeurs, entendre les mêmes réponses, les pleurs, les lamentations, les regrets. Je ne me souviens plus si ça me faisait du bien d’entendre de la compassion. J’en doute, en fait. Mais que peut-on dire d’autre en pareilles circonstances ?

Il y a 10 ans jour pour jour, dans la salle à manger, lumière filtrée et odeurs de friture, mon père s’écroulait par terre et mourrait sous mes yeux. On dit que les personnes que l’on aime ne meurent jamais. J’aimerais le croire, mais tu me manques terriblement.

Bye bye Papa.

Taliesin
Partager cet article
Repost0

commentaires

N
On est jamais trop vieux pour perdre l'un de ses parents. Mais 19 ans... Je ne peux pas te dire que je comprends ta douleur, je ne l'ai jamais vécu...
Répondre
T
Merci à tous...Tal
A
No comment.Enfin si......
Répondre
C
magnifique hommage...
Répondre
B
...
Répondre
C
NC
Répondre
T
Réponse collective : Merci à tous de vos commentaires, ça fait chaud au coeur. C'est un curieux texte que j'ai écrit là, mais il fallait vraiment que ça sorte... En 10 ans il se passe beaucoup de choses, on change énormément, on vit, on pleure, on rigoles...et pourtant certaines parties de nous restent les mêmes, et si loin qu'elle soit dans le temps, les couleurs de cette journée sont toujours aussi fidèles...Ce jour bien triste est marqué dans mon esprit comme un choc brutal, un immense vide qui se crée ... et j'essaie de remplir la suite... tant bien que mal. Merci à tous, Tal

Articles RÉCents